Les “de Chavannes de la Giraudière” :
foyer d’aristocrates communards à Fondettes

Le 5 janvier 1842, Jacques Dorion, adjoint au maire de Fondettes, reçoit dans la maison communale(1) un couple résidant depuis peu dans le quartier de la Guignière, mais pratiquement inconnu des Fondettois. L’homme, alors âgé de trente-six ans, s’appelle Hyppolite de Chavannes de la Giraudière. Il est né le 4 décembre 1804 à Eeklo, une commune située au nord de la Belgique, entre Bruges et Gand. Son père, prénommé Claude, y exerçait alors des fonctions de magistrat. Sa mère répondait au nom de Philippine Caroline du Bosch. Il semble que les parents d’Hyppolite aient, eux aussi, quitté la Flandre pour suivre leur fils en Touraine, puisque c’est chez des notaires d’Amboise qu’ils signent l’acte de consentement au mariage.

La jeune mariée du jour, quant à elle, se nomme Irma Nelly François. Elle est âgée de vingt-huit ans,  née à Béthune, dans le Pas-de-Calais, le 4 mars 1813. Son père, Pierre François, réside toujours à Béthune, où sa mère, Olive Baudrant, est décédée trois ans plus tôt.

Irma se présente à la mairie de Fondettes dans un état qui a dû faire ciller le magistrat municipal chargé de procéder à l’union. La robe qu’elle porte ne peut en effet dissimuler sa grossesse avancée : elle accouchera moins de deux mois plus tard. C’est une situation peu fréquente à l’époque, qui interdit bien entendu le mariage religieux et qui alimente aussi la rumeur publique. Mais le sieur Dorion et Jérôme Billard, instituteur du village et secrétaire de mairie, qui assiste le magistrat municipal, vont ouvrir un plus grand encore les yeux, lorsque les nouveaux époux déclarent qu’ils sont déjà parents d’un garçon, âgé de trois ans, Paul. Ils souhaitent que cet enfant, prénommé Henry et né hors mariage le 13 avril 1839 à Blois, figure sur l’acte de mariage, afin qu’il bénéficie dans l’avenir des mêmes droits que le bébé à naître.

Nous ne développerons pas ici l’histoire des ancêtres d’Hyppolite de Chavannes, celle-ci nous éloignerait trop de Fondettes. Mais la saga familiale mériterait une recherche approfondie si l’on en juge par la lecture d’un paragraphe que Brissot, l’ancien chef de file des Girondins, sous la Révolution, consacre dans ses Mémoires à un certain « Chavannes de la Giraudière […], Lyonnais, comte ou marquis, mais qui […] paraissait avoir abjuré les préjugés de sa naissance(2). Il s’agit probablement du grand-père de notre jeune marié. Ces mêmes mémoires nous éclairent cependant sur les causes de la naissance flamande de ce dernier. L’aïeul d’Hyppolite avait été exilé par Louis XVI et son ministre Maurepas, pour avoir osé venir à la cour de Versailles réclamer une somme de 100 000 livres due prétendument par Louis XV à son père.

Mais ceci nous entraîne bien loin de La Guignière où résidait alors le nouveau couple marié en ce début de 1842. On ne sait pas exactement quelle maison habitaient les jeunes époux dans ce quartier, la maison où naquit, le 18 février suivant, leur deuxième enfant prénommé Charles Ambroise Hugues, qui fut déclaré à la mairie, le lendemain de sa venue au monde.

L’acte de naissance, en revanche, nous renseigne sur les raisons qui ont amené Hyppolite de Chavannes en Touraine : il a été envoyé dans le département par le gouvernement dans le but d’y mener une mission agricole, dont l’objectif était principalement de promouvoir la sériciculture(3) dont Hyppolite est un grand spécialiste. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet, dont : « Comment on peut cultiver avec succès le mûrier dans le centre de la France »(4). Le « Journal d’agriculture pratique », en 1874, le désigne comme « l’homme qui connaît le mieux et le plus à fond le fort et le faible de notre production séricole [sic] depuis l’éclosion du ver à soie jusqu’à la filature du cocon »(5).

C’est très certainement lors de son séjour fondettois qu’Hyppolite de Chavannes rencontre l’imprimeur-éditeur tourangeau Mame. Il va publier dans la célèbre maison d’édition, un grand nombre d’ouvrages sur des sujets très divers. Il s’agit essentiellement de livres de vulgarisation ou de livres destinés à la jeunesse. Certains de ces ouvrages ont été des succès de librairie et ont fait l’objet de plusieurs rééditions. On peut juger de l’éclectisme des thèmes en citant quelques titres : « Les Chinois pendant une période de 4 458 années… », « Les catastrophes célèbres », « Conquêtes en Asie, par les Mogols et les Tartares, sous Gengis Kan et Tamerlan », « Une ferme-modèle ou l’agriculture mise à la portée de tous », « Patrice ou Les pionniers de l’Amérique du Nord », « L’Irlande, son origine, son histoire et sa situation présente », « Histoires instructives – Navires, poterie et porcelaine, charbon de terre, drap, verre, fausses perles et plombs de chasse, soie, coton, peaux et pelleteries », « Simon le Polletais – Esquisses de mœurs maritimes »…

Dans sa démarche vulgarisatrice, l’écrivain Hyppolite de Chavannes de la Giraudière est en phase avec ses orientations politiques libérales et sociales, et en rupture avec ses racines aristocratiques. Cette « opinion avancée », comme disent les gendarmes de Luynes dans l’enquête qu’ils mènent, sur demande du préfet, après les événements de la Commune, le conduisait à fréquenter « plus particulièrement, surtout en 1848, les gens pouvant être aussi de cette opinion »(6). Par ailleurs, on sait que l’érudit était membre de la Société des Sciences, Arts et Belles Lettres d’Indre-et-Loire ainsi que de la Société des Phalanstériens(7).

Toujours selon les témoignages reçus par les gendarmes de Luynes, les époux de Chavannes sont restés une dizaine d’années à Fondettes, entre 1842 et 1852. Ils n’y avaient aucune relation. Ils partent ensuite résider à Tours, sans doute pour faciliter, d’une part les déplacements d’Hyppolite qui, nommé inspecteur des magnaneries(8), est appelé à voyager beaucoup, d’autre part l’éducation des enfants au lycée de la ville. Le couple demeurent encore une dizaine d’années à Tours, avant d’aller s’installer à Choisy-le-Roi. Hyppolite de Chavannes y poursuit son travail d’auteur, mais aussi de journaliste au Moniteur, journal dans lequel il rédige les articles portant sur l’agriculture. Si le couple s’est rapproché de Paris, c’est peut-être aussi encore pour être près de leurs enfants. Car pendant ce temps, leurs deux fils, Henry et Charles, ont fait de brillantes études guidées probablement par leur pédagogue de père. Tous deux ont intégré l’École des Mines et sont devenus ingénieurs civils.

En 1866, l’aîné, Henry, épouse Marthe Maillard, une jeune fille de Combleux, un village encore très rural situé au bord de Loire, près d’Orléans, et où les parents, qui semblent des bourgeois aisés, possède une maison de campagne nommée Poinville. Marthe donnera trois enfants à son mari. Dans le même temps, les deux frères se sont associés pour fonder une usine près de Paris. Ils ne semblent plus à l’époque avoir aucun lien avec la Touraine, si ce n’est avec Henri Mame, l’éditeur de leur père, au sujet d’une machine qui leur a été commandée pour l’imprimerie. En 1870 lorsqu’éclate la guerre Franco-Prussienne, l’entreprise des frères de Chavannes paraît florissante. Dans leurs ateliers, ils fabriquent également des armes. Ils avaient reçu de l’État une commande de 2 000 fusils Chassepot qu’ils s’étaient engagés à livrer pour le 15 février 1871. Mais à la date exigée, la commande n’était pas prête. L’usine continuait à produire lorsqu’intervient l’insurrection de la Commune, le 18 mars. Pourtant les ateliers ne fermeront leurs portes que le 5 avril.

Les frères de Chavannes, élevés par leur père dans les idées républicaines, se rallient à la cause communarde. Ils rejoignent alors le mouvement insurrectionnel et mettent leur « science d’ingénieur au service de la Commune ». Henry, « placé sur un observatoire situé sur le Dôme des Invalides, […] renseignait les fédérés sur le mouvement des troupes régulières et correspondait télégraphiquement avec son frère qui faisait un service analogue sur l’Arc de Triomphe »(9).

Après la victoire des troupes versaillaises sur les insurgés, le 21 mai 1871, commence la répression. Les frères de Chavannes sont recherchés. Il semble qu’Henry se soit rendu assez tôt . Sa condamnation initiale à la déportation a alors été commuée en peine de prison et en amende de 1 000 F. Ruiné, malade, il sera dans l’impossibilité de s’acquitter de sa dette(10).

Quant à Charles, il a pris la fuite et a été « condamné, le 25 novembre 1873, par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée pour faits insurrectionnels par le 4e conseil de guerre »(11). C’est pour tenter de retrouver sa trace que le ministère de l’intérieur écrit au préfet d’Indre-et-Loire. Ce dernier envoie les gendarmes de Luynes pour enquêter auprès de la mairie de Fondettes et dans leur ancien voisinage de la Guignière.

Pourtant on ne sait pas ce qu’il est advenu de Charles de Chavannes, ni d’ailleurs de son frère et de son père qui, après ces épisodes politiques engagés de leurs vies, sont tombés dans l’anonymat des archives.

par Jean-Paul Pineau


Bibliographie :

1 /  La mairie est alors située dans l’ancienne école de garçons, route de Pernay, un bâtiment qui sert aujourd’hui de salle de répétition à la musique municipale.
2 /  Brissot de Warville, Jacques-Pierre (1754-1793). Mémoires. 1877, p. 312 à 316.
3 /  Culture du ver à soie.
4 /  Librairie agricole de la Maison Rustique, Paris, 1845.
5 /  Journal d’agriculture pratique,Maison Rustique, Paris, 1874, p. 509.
6 /  AD 37 – 1 M 294
7 /  Mouvement créé à partir des idées de Charles Fourrier qui prône la création de larges communautés de personnes dans des phalanstères, pour y travailler en commun au profit de tous.
8 /  Lieu, bâtiment où l’on pratique l’élevage du ver à soie.
9 /  Archives nationales, BB 24/857. Cité par Julien Papp dans « La République en Touraine et la Commune de Paris (1870-1873) » (éd. du Petit Pavé, Brissac-Quincé, 2015, p. 208-209 et 211-212). Dans cet ouvrage, l’auteur, sur la foi du rapport des gendarmes de Luynes au préfet, commet quelques erreurs sur l’état civil des de Chavannes. Nous les avons rectifiées en consultant les différents actes de naissance et de mariage concernés.
10 /  Id., p. 212.
11 /  AD 37 – 1 M 294